Dossier B3
Croissance chez Joseph Aloys SCHUMPETER

Benoît CHRISTEN

Licence APE 1998-1999

Introduction

Après avoir été un thème majeur depuis Quesnay et Smith, le problème de la croissance a été quasi ignoré par les néoclassiques. Schumpeter va poser à nouveau cette question, en des termes innovants, en 1911, avec La théorie de l'évolution. On a vu lors des exposés précédents que les classiques anglais(1) ont fortement négligé le rôle du progrès technique pour baser leurs conceptions de la croissance sur les économies d'échelle, l'accroissement de la population, le commerce extérieur Marx de son côté, reconnaît pleinement le rôle du progrès technique dans la croissance, mais continue de lui associer l'accumulation de capital.

Schumpeter tranche donc avec ces analyses dominantes en ne reconnaissant l'importance que d'un seul et unique facteur de développement des économies (on parlera d'ailleurs de sa théorie comme d'un système moniste). Il va développer sa théorie tout au long de sa vie, en complétant au fur et à mesure les premiers principes qu'il a développés dans sa Théorie de l'évolution économique en les complétant par des études statistiques, historiques et sociologiques, établissant des liens entre de nombreux courants théoriques et se bâtissant une réputation d'hétérodoxe.

Pour aborder la croissance selon Schumpeter, il faudra d'abord, après l'avoir présenté brièvement, s'attarder sur l'économie essentielle et statique qu'il établit avant d'y introduire l'élément perturbateur qui va entraîner son évolution dynamique. Enfin, il faudra poursuivre cette étude en exposant le raisonnement de l'auteur sur la cyclicité de l'évolution et le devenir des économies, ou du moins de celle qu'il s'est attaché à décrire pour en comprendre les ressorts..

Section 1 Quelques mots sur J. A. Schumpeter

1.1 Sa vie

Joseph Aloys Schumpeter est né à Triesch, en Moravie, le 3 février 1883. En 1901, il entre à la Faculté de droit et des sciences politiques de Vienne, où il est reçu docteur en 1906. Pendant ces années, il fut "l'enfant terrible et l'enfant gâté" de la faculté et eut pour maîtres E. Böhm-Bawerk et F. von Wieser. Il occupa alors une chaire à l'Université de Czernowitz en 1909 puis à celle de Graz en 1911 et publia la Théorie de l'évolution économique en 1912. Après la Première Guerre mondiale, il fut ministre des finances d'un gouvernement socialiste et président de 1920 à 1924 d'une banque privée qui fit faillite.

Cessant ces activités extra-universitaires, il devint professeur à Bonn en 1925 avant d'accepter la chaire qu'on lui offrait à Harvard en 1932. Il y resta jusqu'à sa mort en 1950. Sa période américaine fut particulièrement féconde : mise à part la création de l'Econometric Society à Chicago, dont il est l'instigateur ; il écrivit Business Cycles : a theoretical, historical and statistical analysis of the capitalist process (1939), Capitalism, socialism and democracy (1942) et enfin History of economic analysis publiée à titre posthume en 1954.

1.2 Ses sources et influences

Schumpeter a été évidemment influencé par les classiques anglais et principalement Stuart Mill, pour sa conception générale de l'équilibre et par les néoclassiques (J.B. Clark, Marx et Knut Wicksell) qu'il cite abondamment. Mais il a subit davantage encore l'influence d'auteurs germanistes. En Allemagne, il n'y a pas eu d'école orthodoxe, ni de grande élaboration théorique, comparable aux classiques ou au néoclassiques et les recherches se sont orientées dans deux directions, l'une mathématique et abstraites, l'autre historique et sociologique. Schumpeter effectue en quelque sorte une synthèse de l'école autrichienne (de ses maîtres von Wieser et Böhm-Bawerk) et de l'école de Lausanne (fondée par Walras), et relie ces systèmes abstraits, mathématiques et déductifs avec le système historique et sociologique de Weber et Sombart.

Il a influencé Keynes, qui désigne lui-même Schumpeter parmi ses précurseurs directs(2). Cependant, pour novatrice qu'elle soit, l'uvre de Schumpeter a été éclipsé par l'éclatante célébrité de Keynes, et confiné dans une relative obscurité, ce qui explique sans doute son dédain vis à vis de l'économiste anglais, à qui il reproche, comme pour les classiques, de ne s'intéresser qu'aux problèmes anglo-saxons.

Section 2 La théorie de l'évolution économique

2.1 Le circuit

Schumpeter s'éloigne de la réalité, afin d'élaborer une représentation conceptuelle, une " économie essentielle ", reposant sur un processus économique mécanique et routinier, dont le niveau d'activité se reproduit immuablement et qu'il nomme "circuit" (Kreislauf). L'utilisation d'un tel modèle lui permet d'élaborer une analyse à portée générale.

2.1.1 Les hypothèses

Le circuit se définit comme une économie "stationnaire"(3), invariante. Tout est donné et constant, que ce soit la population, que les goûts, l'environnement ou la fonction de production. Il s'agit d'un système à deux facteurs de production : les facteurs naturels et le travail, qui ont une rémunération (rente ou salaire) identique. On constate que la propriété, la division du travail et la libre-concurrence sont en vigueur. Les périodes sont emboîtées selon "le principe de continuité de (von) Wieser"(4) : chaque bien produit à une période sera consommé à la suivante et un mécanisme d'ajustement permettra de connaître (par expérience), les quantités nécessaires au maintien du système. On doit noter que le prix d'un bien correspondra à la somme du prix de ses facteurs. On en déduit donc que le profit est nul et que les seuls revenus sont la rente et le salaire. D'autre part, il n'y a pas de raison d'épargner et le taux d'intérêt est par conséquent nul. Dans ce système, aucun changement n'apparaît, ni dans la sphère réelle, ni dans la sphère monétaire.

2.1.2 Le fonctionnement

Le circuit comprend deux agents, le propriétaire et le travailleur, et une fonction, remplie par un "exploitant". Celui-ci a pour rôle de coordonner les différents facteurs et règle la production comme une simple tâche d'administration.. Il ne touche pas de salaire pour cette activité -non productive- et ne survit que parce qu'il est propriétaire ou salarié. Il combine automatiquement les facteurs de production, sans ajout de valeur, suivant les voies accoutumées et sous la pression des besoins. Il s'agit moins d'une démarche hédoniste que d'une tendance à satisfaire la demande du groupe social dans lequel il est inséré. Il s'agit donc d'une économie "tirée" par la demande. Comme la routine (la répétition à l'identique des actions précédentes) assure une parfaite satisfaction des besoins, les anticipations sont réalisées d'une période à l'autre, les revenus couvrent les dépenses, et l'épargne ou le stockage ne se justifient pas. La monnaie n'est pas un bien de réserve, mais uniquement un accessoire qui, à la limite, pourrait effectuer le même chemin à chaque période.

Ainsi défini, le circuit est un appareil d'analyse qui permet d'expliquer les inter- dépendances économiques dans une "économie essentielle" qui ne peut pas évoluer et qu'on pourrait comparer à la circulation sanguine. Ce système statique admet une modification quantitative à la marge, qui conduira à une adaptation passive, un léger ajustement qui ne changera en rien l'essence du circuit. Seul un facteur qualitatif pourrait la faire évoluer.

2.2 L'évolution

Schumpeter, ayant défini avec précaution le circuit, base d'analyse vierge de toute incertitude, s'applique désormais à étudier comment une société en état de circuit passe d'elle-même à l'état d'évolution, sans influence extérieure.

2.2.1 Les facteurs de changement

Les seuls facteurs de changements admis seront internes et uniquement d'ordre économique, il exclut donc les facteurs historiques, politiques et sociaux... D'autre part, ces facteurs de perturbations doivent subvenir dans un modèle vierge de toute évolution (le circuit) afin d'éviter tout raisonnement circulaire. Schumpeter retient donc l'augmentation des quantités de facteur (croissance démographique, hausse du stock de biens de production durables), le changement des goûts des consommateurs et l'innovation (ou nouvelle combinaison productive). Or un seul des ces facteurs peut apparaître de manière autonome et modifier le comportement des agents et la structure de l'économie, les autres, facteurs de croissance quantitative, pouvant même être assimilés dans le cadre du circuit pur, par changement continu, les variations restant faibles d'une période à l'autre.

2.2.2 L'innovation

L'innovation, qui est un changement qualitatif, apparaît de manière discontinue et se distingue de l'invention en étant conçue en vue d'une réalisation économique.

Elle peut se diviser en cinq catégories :

1) La fabrication d'un bien nouveau, pas encore familier à la clientèle considérée ;

2) L'introduction d'une méthode de production nouvelle, inconnue dans le secteur industriel ou commercial considéré ;

3) La conquête d'un nouveau débouché, où l'industrie n'avait pas encore pénétré ;

4) L'utilisation d'une source nouvelle de matières premières, pas encore exploitée dans le secteur considéré ;

5) La réalisation d'une nouvelle organisation de la production, que ce soit dans l'entreprise ou dans le secteur.

On remarque que chacune de ces catégories conduit à un changement de la fonction de production(5), mais cette innovation ne se réalise pas d'elle-même. Schumpeter a isolé le fondement essentiel de l'évolution, il y adjoint bientôt un agent, dont la principale fonction va être l'introduction de l'innovation dans le circuit, ce qui va provoquer une évolution, une perturbation dynamique du circuit, qui va bouleverser son fonctionnement.

2.2.3 L'entrepreneur

Depuis Ricardo, on admet l'idée que l'entrepreneur détient le capital. J.B. Say n'est pas de cet avis et lui attribue comme fonction principale le travail d'organisation, la combinaison des facteurs de production. L'évolution du capitalisme lui a donné raison, notamment avec l'apparition de la société par actions, et une distinction nette entre la direction et la possession du capital.

Pour Schumpeter, l'entrepreneur n'est pas l'inventeur qui fait une découverte, mais celui qui saura l'introduire dans l'industrie sous forme d'innovation. Il fait face à de nombreuses difficultés pour imposer sa combinaison nouvelle. En sortant des sentiers battus, il affronte l'incertitude (au contraire de l'habitude du circuit, il manque de données, de règles), les résistances de ses collaborateurs, des consommateurs. Ses principales qualités, le discernement, la volonté et la persuasion, font de lui un chef. Il se distingue ainsi essentiellement de l'exploitant du circuit, qui reproduisait selon un schéma établi.

L'entrepreneur ne réalise pas de combinaisons nouvelles pour accroître son profit, mais parce qu'il est mû par des mobiles psychologiques "irrationnels" : la volonté de puissance, le goût du défi, le désir de créer et de donner corps à des idées(6). En "réalisant" une combinaison nouvelle, il conçoit le principe, dresse le plan d'application, décide de son exécution, vainc les résistances du marché, réunit les capitaux et les compétences nécessaires. Cependant, pour Schumpeter, son rôle peut s'arrêter ici : il n'est pas essentiel qu'il assume d'une façon durable les risques de la production. Ainsi, l'entrepreneur de Schumpeter ne représente qu'un aspect, plus psychologique, du capitalisme : les "forces de surgissement"(7), l'esprit des grands pionniers du capitalisme moderne, et aucunement le jeu de la plupart des agents, mélange d'arbitrage et d'adaptation, en vue d'obtenir le plus grand profit. Bien entendu, la plupart des grands industriels ont été des entrepreneurs au sens de Schumpeter, en introduisant une innovation, mais pas pendant l'ensemble de leur carrière, où ils ont assumé aussi les risques de la production.

Dans le réel, Schumpeter distingue quatre types d'entrepreneurs qui se sont succédés au cours du temps : 1) Le fabricant-commerçant, quand propriété et direction étaient quasi-inséparable, la réalisation de combinaisons nouvelles n'est pas son activité principale, mais englobée dans l'ensemble de ses fonctions techniques, commerciales et juridiques.

2) le capitaine d'industrie, qui assume la politique d'entreprises qu'il possède ou dont il dirige le conseil d'administration.

3) le directeur, qui a la conduite d'une affaire et recherche le travail bien fait, la satisfaction des propriétaires et des consommateurs.

4) le fondateur, spécialisé dans la conception et le lancement d'affaires nouvelles, dont il se désintéresse après avoir reçu sa rémunération. Ils sont bien souvent de simples intermédiaires mais se rapprochent le plus de l'entrepreneur abstrait.

2.2.4. Le mécanisme de l'évolution

L'entrepreneur veut introduire une combinaison nouvelle, qui va perturber tout le système en bouleversant l'échelle des valeurs, mais il n'a pas de moyens de départ (les facteurs de production sont liés). Il commence par persuader un banquier, qui apparaît à cette occasion, de lui prêter de l'argent, pouvoir d'achat supplémentaire créé ex nihilo (il n'y a pas de réserve dans le circuit). Un taux d'intérêt apparaît à cet instant. L'existence d'un pouvoir d'achat supplémentaire va pousser à une réallocation des ressources : les prix des facteurs augmentent et l'entrepreneur arrache la quantité dont il a besoin pour réaliser son innovation(8), dans une entreprise qui se juxtapose aux structures productives en place. L'entrepreneur prend donc sa place dans l'économie à la suite d'un investissement. La fonction de production étant modifiée, il produit davantage, ce qui aboutit à une baisse du prix des outputs. A la différence de l'exploitant du circuit, il percevra un profit, rémunération de son action décisive, grâce auquel il remboursera son emprunt.

Cette irruption va provoquer de multiples réactions chez les exploitants, qui auront du mal à s'adapter à la hausse brutale du prix des facteurs de production, ce qui provoquera des pertes, et des faillites, ce qui explique pourquoi Schumpeter appelle l'évolution : "processus de destruction créatrice". D'autres agents vont s'engouffrer dans la brèche ouverte par l'entrepreneur et l'imiter ou améliorer sa nouvelle combinaison. Au final, l'émergence de nouvelles entreprises va réduire les opportunités de profit jusqu'à ce que le marché soit saturé, et que le profit soit réduit à néant ce qui pousse l'auteur à dire que "le profit est l'enfant et la victime de l'évolution"(9). On retrouvera alors un état stable, "stationnaire", proche du circuit, mais réorganisé à un niveau supérieur, où la nouvelle combinaison sera devenue la norme et les anciennes auront disparu.

Cette évolution dynamique est qualitative. Les quantités de départ ne changent pas, le seul choc provient de l'introduction d'une innovation qui provoque l'évolution, la croissance des quantités... et qui deviendra, ensuite, le nouveau standard. Pour Schumpeter, qui rejoint l'idée de Max Weber, pour qui la société ne vit que par effort de création continue, l'évolution ne s'arrête pas là, les innovations ne vont pas arrêter de se succéder et de perturber l'économie en modifiant l'échelle des valeurs.

Section 3 Le cycle économique

Schumpeter approfondit sa théorie de l'évolution en y introduisant la notion de cycle, qui vient " chapeauter " ses recherches précédentes.

3.1 La théorie du cycle

Le cycle économique n'avait pas intéressé Smith, Ricardo ou Mill, en grande partie parce que les causes des crises qu'ils avaient connues étaient exogènes (croissance démographique, événements naturels). Schumpeter, de son côté, recherche une relation logique entre l'étude du cycle et la théorie économique générale : pour lui, la cause ne peut être qu'endogène. L'explication reste moniste : l'évolution du système capitaliste est rythmée par l'introduction d'innovations, l'émergence d'une génération d'entrepreneur, puis le tarissement des possibilités de profit et une récession. Le cycle peut alors se définir comme la manière dont l'économie accueille et intègre l'innovation.

L'ensemble de ce processus est déterminé par l'apparition des entrepreneurs (et de l'innovation) par grappe. La seule explication de cette arrivée groupée repose sur une baisse des résistances à l'innovation, suite à l'introduction d'une première innovation. Les barrières étant moins ardues à franchir, de multiples agents pourront alors, eux aussi, ajouter leur pierre à l'édifice, bien que disposant de qualités moins évidentes. Cette accumulation d'innovation constitue un "boom" pour l'économie, ce qui provoque une rupture et une évolution. "Le processus de diffusion de l'innovation est un processus cumulatif dont le mécanisme a uniquement besoin d'être déclenché pour agir de façon autonome"(10)

3.2 Les phases du cycle

Dans son essence, le cycle a deux phases, la prospérité et la récession. Au cours d'une phase de prospérité, les innovations vont se succéder, apparaissant par grappe, ce qui provoque une importante création monétaire, une augmentation des revenus, et une baisse régulière des prix. L'enrichissement est général. Puis, le dynamisme des entrepreneurs va s'épuiser, une remise en ordre monétaire du système aura lieu, ce qui aboutira à une récession. Ce processus est "normal", l'absorption de l'innovation et la liquidation d'entreprises et la baisse d'activité des entrepreneurs correspond à une réorganisation de la production. Pourtant, si des crises existent, ce ne peut être qu'à causes d'erreurs des agents (mauvaises anticipations), induisant des contraintes et des perturbations superflues. Pour éviter cela, il convient de développer les méthodes économétriques pour réduire l'incertitude et d'adopter une politique de crédit ad hoc en distinguant les entreprises inadaptées ou obsolètes, des entreprises souffrant uniquement de la conjoncture "Il doit y avoir entre deux périodes d'essor un processus de résorption qui conduit à un état d'équilibre approximatif et trouve là sa fin"(11) Cette stabilisation se fait évidemment à un niveau supérieur (le coût de production et les prix sont plus faibles, les revenus plus élevés). L'instauration d'une nouvelle norme provoque alors l'arrivée d'une autre vague d'entrepreneur qui se basera sur les innovations précédentes, bénéficiera d'un système de crédit élaboré... A présent, chaque évolution s'appuiera sur les évolutions précédentes et les perturbations qu'elles auront générées.

D'autre part, les innovations n'ont pas la même capacité de "création destructrice", les perturbations qu'elles vont induire seront donc d'importances et de durées variables. Schumpeter va distinguer trois cycles, s'emboîtant les uns dans les autres : le cycle long (un demi-siècle) ou cycle de Kondratieff, le cycle moyen (de 9 à 10 ans) ou cycle de Juglar et le cycle court (environ 40 mois) ou cycle de Kitchin.

Ce qu'on appelle aujourd'hui la croissance correspondrait donc à la phase de prospérité des cycles longs tandis que les cycles conjoncturels correspondraient aux cycles courts. Schumpeter insiste sur le fait qu'il n'est de croissance que cyclique et qu'on ne peut appréhender la croissance sans le cycle. Chaque cycle observable présente des spécificités historiques, ce qui oblige à rechercher ses causes spécifiques. Pour l'auteur, le déroulement du cycle se confond alors avec l'histoire fluctuante du capitalisme.

3.3 Le capitalisme à long terme

Schumpeter va étudier le devenir à long terme de son modèle économique, qui s'apparente de plus en plus au capitalisme, afin de statuer sur ses possibilités d'évolution et de survie. En abordant le futur, il cesse d'être un pur économiste et procède aussi en historien et en sociologue : c'est en effet à un effort de prospective totale qu'il va se livrer.

Du point de vue économique, il n'y a pas de raisons qui empêchent ce système d'être viable, la croissance permet une amélioration notable quoique irrégulière du bien-être, notamment pour les couches pauvres. Pourtant, en s'éloignant du point de vue théorique pur, l'auteur admet qu'à force d'innovation le capitalisme va croître tout en s'atrophiant. En s'habituant à la nouveauté et en raison du phénomène de trustification, l'activisme va se bureaucratiser et par conséquent s'éroder en devenant routinier. La classe bourgeoise, qu'il compare à "un hôtel toujours plein, mais dont la clientèle change sans cesse"(12), ne pourra plus être renouvelée par des entrepreneurs et perdra son agressivité politique, sa mainmise familiale sur les entreprises et sa position dominante.

De plus, le capitalisme et le système politique qui lui est associé, la démocratie, sont générateur de nombreux types d'hostilité. Tout d'abord, l'existence du chômage et la relative inadéquation entre le système éducatif et le marché du travail, provoque l'hostilité de plus en plus d'intellectuels qui se retrouvent au chômage. L'hostilité existe également dans le domaine politique : en effet, idéalement, la démocratie est un système où le peuple élit des hommes pour qu'ils réalisent le bien commun or, les élus ne réalisent que la volonté d'une majorité et souvent sous la pression de groupe de personnes. Schumpeter montre également que la démocratie n'est pas efficiente et les hommes politiques, principalement issus de la bourgeoisie, passent leur temps à "édifier une pyramide avec des boules de billard".

Le développement économique en lui-même n'est pas le facteur décisif du processus historique qui scellerait le destin du capitalisme. A terme, si l'entrepreneur et le capitaliste disparaissent et donc le capitalisme en ce qu'il compte d'essentiel, ce sera en raison d'un système politique vicié et d'un climat d'hostilité. Schumpeter conclut à regret que les faits historiques risquent de converger vers l'avènement d'un socialisme, qui va progressivement occuper l'espace libre laissé par l'abandon de la bourgeoisie ou créé par l'abandon du capitalisme par un nombre croissant d'individus.

Conclusion

Si Schumpeter pêche par imprécision dans son premier ouvrage, en fournissant plus d'allusions que de véritables démonstrations de ses idées, il s'efforce au cours des suivants de remédier aux manquements à travers des apports statistiques, historiques, sociologiques, pour étayer son propos. A ce titre, on peut parler d'un "jeune Schumpeter" ou d'un "vieux Schumpeter". Tiraillé entre une tendance abstraite, généralisatrice et une tendance concrète, historique, il semble parfois ne pas aller au fond des choses, ne voulant pas privilégier définitivement l'une ou l'autre de ces méthodes. Il a dû faire face à de nombreuses critiques, ce qui pousse le Pr Robbins à qualifier ses travaux d' "erreur féconde" et François Perroux à déclarer que la théorie schumpetérienne vaut autant par ce qu'elle suscite que par ce qu'elle contient de vérité(13). Il est vrai que son analyse ne cesse d'être complétée par des éclaircissements dans les (multiples) zones d'ombres qu'il a laissées. Toujours est-il qu'on lui doit d'avoir isolé l'innovation comme principal facteur de la dynamique du développement capitaliste et d'avoir proposé une théorie du cycle d'affaires. Si ses travaux ont pâtis du formidable accueil de ceux de Keynes, le retour d'une crise en 1973, après une croissance forte et persistante, leur a octroyé un regain d'intérêt, ce qui a permis à sa théorie d'être encore clarifiée.

Bibliographie

Henri Denis, 1977, Histoire de la pensée économique, 5e édition, PUF, Paris

Encyclopaedia Universalis, article Schumpeter...

François Perroux, 1993, François Perroux, Oeuvres Complètes, Vol. 5, Marx - Schumpeter - Keynes, Presses universitaires de Grenoble (articles publiés en 1935 et 1951)

Joseph Aloys Schumpeter, 1963, Capitalisme, Socialisme et démocratie, Petite bibliothèque Payot, Paris (ouvrage publié en langue anglaise en 1942)

J. A. Schumpeter, 1935, Théorie de l'évolution économique, Dalloz, Paris (ouvrage publié en langue allemande en 1926 - 2ème édition)

Rémy Risser, 1988, Innovation et rupture : à propos de la théorie de l'évolution économique de Joseph A. Schumpeter, Thèse de doctorat, ULP

Dominique Messerlin, ? , Le concept de l'innovation chez Schumpeter et son rôle dans la croissance, Mémoire de 3ème année, IEP Strasbourg

Ehud Zuscovitch, 1984, Une approche méso-économique du progrès technique, Thèse de doctorat, ULP

1. 0 Schumpeter les critique d'ailleurs de façon virulente dans Capitalisme, socialisme et démocratie, en leur reprochant un manque d'esprit critique, un raisonnement uniquement centré sur les intérêts britanniques. Il déclare notamment que les seuls éléments admissibles de la loi de Malthus (sur l'accroissement de la population) étaient les réserves que celui-ci formulait.

2. 0 Traité de la monnaie, tome I, p.170n, comme l'a souligné Henri Denis, p. 615 (note)

3. 0 Schumpeter, Théorie de l'évolution économique (cf. bibliographie), p. 76

4. 0 Schumpeter, op. cit., p.8

5. 0 Risser, Innovation et rupture... (cf. bibliographie), p. 38

6. 0 Keynes rejoint Schumpeter sur le rôle essentiel de l'"activisme" des entrepreneurs, et prône par ailleurs une "euthanasie" pour les rentiers

7. 0 François Perroux, Oeuvres complètes (cf. bibliographie), p. 160

8. 0 Schumpeter nomme capitalisme ce système où l'on prélève des facteurs à l'aide d'un pouvoir d'achat, en vue de réaliser une innovation. op.cit. p. 163

9. 0 Schumpeter, op. cit., p. 223

10. 0 Risser, op. cit., p. 46

11. 0 Schumpeter, op. cit., dernier chapitre (j'ai perdu la page)

12. 0 Schumpeter, op.cit., p. 223

13. 0 op. cit. p. 257