Croissance et développement

Marie Théodore et Cathy Wentz

 

Licence APE - 1998/99

 

 

 

Sommaire

 

Introduction

I. Les concepts de la croissance et du développement *

A. Définition *

1. La croissance économique *

2. Le développement *

3. Le sous-développement *

B. Les indicateurs *

1. Les indicateurs de la croissance *

2. Les indicateurs de développement *

3. Critiques *

C. Les caractères du blocage économique *

1. Des économies non intégrées *

a) Le dualisme *

b) Les inégalités *

2. Des économies déséquilibrées *

a) Le déséquilibre ressources-population *

b) Le déséquilibre dû à la non-diversification des productions *

3. Des économies dépendantes *

II. L’approche orthodoxe *

A. Accumulation du capital et industrialisation *

1. La théorie du décollage de W. W..Rostow *

2. La stratégie de croissance équilibrée (Nurkse et Rosenstein-Rodan *

3. La croissance déséquilibrée (Hirschman) *

4. Les politiques de développement *

B. Dualisme et développement axé sur l’agriculture *

1. Le dualisme (W. Arthur LEWIS) *

2. Les politiques de développement *

C. Développement d’une économie ouverte, résurgence du néoclassicisme *

1. Critiques de l’ISI *

2. Les politiques de développement *

D. La pensée réformiste du développement *

1. Les remèdes proposés par les réformistes dans les années 70 *

2. L’influence des réformistes *

III. L’approche hétérodoxe du développement *

A. Structuralisme et dépendance *

1. Le structuralisme *

a) La période initiale *

b) Le paradigme " centre-périphérie " *

c) Les propositions de politiques de développement dans les années 50 *

d) La CEPAL et les thèses " stagnationnistes " des années 60 *

e) Les changements d’orientation de la CEPAL dans les années 60 *

2. L’école de la dépendance *

a) FURTADO et SUNKEL *

b) Le courant du développement du sous-développement *

c) CARDOSO et FALETTO *

B. Le marxisme *

1. Les fondements historiques *

2. Le premier retournement de la thèse du développement inégal : l’école du sous-développement *

3. Le second retournement de la thèse du développement inégal *

Conclusion

Bibliographie

 

 

 

INTRODUCTION

 

Après avoir longuement parlé, en cours, de la croissance économique et de l’analyse qu’en ont fait les divers économistes, nous allons dans ce dossier traiter de la croissance et du développement.

Bien que la différence entre ces deux concepts ne soit pas toujours claire, nous allons cependant aboutir à l’idée que la croissance économique est une condition nécessaire du développement, mais qu’elle n’est pas une condition suffisante car d’autres facteurs doivent entrer en compte pour améliorer durablement le niveau de vie des populations.

Dans une première partie, nous allons exposer les caractéristiques de ces deux concepts ainsi que les indicateurs qui permettent de les mesurer. Nous évoquerons ensuite les caractères principaux que l’on peut observer dans les économies dites de "sous-développées" ou en développement.

Puis, dans les deux parties suivantes, nous traiterons de l’évolution de la pensée économique sur le développement. Celle-ci se divise en deux approches : l’approche orthodoxe et hétérodoxe. Rappelons simplement que les théories du développement, apparues bien après celles de la croissance, vers la deuxième moitié du 20ème siècle, sont justement nées de l’idée que le développement ne se réduisait pas seulement à la croissance.

 

  1. Les concepts de la croissance et du développement
    1. Définition

 

 

Selon Simon Kuznets (prix Nobel de Sciences Economiques en 1971), la croissance économique d’un pays peut être définie comme une hausse de long terme de sa capacité d’offrir à sa population une gamme sans cesse élargie de biens économiques. Cette capacité croissance est fondée sur le progrès technique et les ajustements institutionnels et idéologiques qu’elle requiert.

Plus généralement, la croissance économique est l’accroissement durable du produit global net, en termes réels, d’une économie

C’est donc un phénomène quantitatif que l’on peut mesurer, et un phénomène de longue période.

 

 

Le terme " développement " est très récent. Ainsi en français, il apparaît à la fin des années 1950. Il est issu de celui de sous-développement et de la prise de conscience de l’écart économique croissant qui sépare le monde développé du tiers monde. Le développement est une notion qui traduit l’aspect structurel et qualitatif de la croissance. C’est donc un phénomène qualitatif, qui de plus, ne peut s’observer que sur une très longue période.

D’après le rapport mondial sur le développement humain de 1990, on peut distinguer trois dimensions du développement :

Pour François Perroux, le développement est la " combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à accroître cumulativement et durablement son produit réel global ".

Plusieurs éléments sont à prendre en compte dans cette dimension du développement, surtout axée sur l’amélioration du revenu global et donc sur la croissance économique :

Le développement implique donc, en plus de la croissance, une meilleure satisfaction des besoins fondamentaux (alimentation, santé, éducation…), mais aussi une réduction des inégalités, du chômage et de la pauvreté. Ainsi il s’agit d’un " mouvement vers le haut de tout le corps social " d’après G. MYRDAL.

Par rapport au concept de développement usuellement employé, la notion de développement durable ou soutenable (" sustainable development ") intègre des dimensions supplémentaires :

 

 

Une définition directe présente le sous-développement comme une situation dans laquelle les caractéristiques économiques, sociales, politiques et culturelles d’un pays l’empêchent d’assurer à sa population la satisfaction de ses besoins vitaux ou fondamentaux.

D’après J. VINER : " les premières conditions d’une productivité élevée…sont que les masses populaires soient alphabétisées, en bonne santé et suffisamment bien nourries ". Le développement est alors un processus cumulatif, puisqu’il permet une amélioration des capacités humaines, et donc une hausse de la productivité favorable à la croissance.

Au contraire, le sous-développement est " un gaspillage, une destruction des capacités humaines… un état auto-entretenu d’insatisfaction des besoins fondamentaux ", selon P. GUILLAUMONT.

Ragnar NURSKE, en 1953, a justement mis en évidence le caractère auto-entretenu du sous-développement en présentant des cercles vicieux de la pauvreté et de la stagnation. Le sous-développement s’entretient de lui-même car les pays pauvres ne peuvent sortir d’une série de cercles vicieux que l’on peut schématiser de la manière suivante :

1)

 

Pauvreté

 

è

Faibles revenus

 

è

Faible

épargne

è

Faible investissement

é

ê

Faible productivité

ç

Peu de capital

 

2)

 

Faibles revenus

ì

î

Faible productivité

ç

Alimentation insuffisante

 

3)

 

Faibles revenus

è

Demande faible

è

Marchés étroits

é

 

 

 

ê

Basse productivité

ç

Faibles investissements

ç

Manque de débouchés

 

 

La rupture de ces cercles vicieux peut être provoquée, selon NURSKE, par un apport de ressources extérieures. Cet apport va permettre d’accroître le stock de capital technique et la productivité, et donc les revenus et la demande, et par là, l’investissement interne, engageant ainsi les pays sur la voie du développement économique.

Cette analyse peut difficilement être considérée comme une explication du sous-développement, car elle revient à dire : ces pays sont sous-développés parce qu’ils sont pauvres ou inversement. Il s’agit plutôt d’une explication des difficultés du démarrage dans le contexte des pays les plus pauvres du Tiers-Monde.

    1. Les indicateurs

 

 

La croissance est appréciée à travers les variations des agrégats de la comptabilité nationale : Le PIB (Produit intérieur brut) et le PNB (Produit national brut).

Le PIB, utilisé par la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement), mesure l’ensemble des richesses (biens et services) créées sur le territoire national.

Le PNB, utilisé par la banque mondiale, mesure les richesses produites par les entreprises d’un pays donné, que ce soit sur son territoire ou à l’extérieur.

Certains auteurs pensent que le PNB est plus pertinent pour mesurer la croissance. En effet, des firmes multinationales ayant une implantation localement dans un pays donné seront prises en compte dans la mesure du développement de ce pays, alors que dans de nombreux cas leur commerce est captif et leur activité n'engendre pas d'effets d'entraînement cumulatif sur l'économie du pays concerné.

On constate en général que les estimations fondées sur le PIB sont supérieures à celles fondées sur le PNB.

Le PIB et le PNB sont évalués au prix du marché, ils s'élèvent donc automatiquement avec l'inflation sans que cela corresponde à un enrichissement réel. Pour mesurer la croissance réelle, il faut procéder à une déflation statistique, on calcule ainsi le PIB ou le PNB en volume.

Le PIB ou PNB par habitant permet de comparer des pays très dissemblables par la dimension tels que la Suisse et les Etats-Unis. Cependant un aspect essentiel de la croissance est gommé lorsque l'on prend cet indicateur, par exemple, la chine qui a un PIB/habitant des plus faibles a cependant pu, en les concentrant, consacrer des ressources sur des projets technologiques précis difficilement accessibles à la très opulente Suisse

Le PIB ou PNB est un indicateur quantitatif du développement économique, mais le progrès économique s'analyse à la fois comme un progrès quantitatif et un progrès qualitatif. Le PIB ne fournit aucun renseignement sur la qualité de la vie, le bien être de la population, ou la répartition des richesses.

 

 

PNB/habitant : il s'agit d'un indicateur statistique neutre, qui reflète le niveau de vie moyen dans une société, facilement quantifiable, et définit de manière homogène. La banque mondiale définit les pays à revenus élevés comme ceux qui ont un PNB/tête supérieur à 6 000 $ (en 1991).

Comme on peut le voir sur le document 1, le PNB/hab. entraîne un classement différent. Par exemple : le PNB de Singapour est presque aussi élevé que celui de l’Algérie, pourtant son PNB/tête est presque six fois plus élevé. Le PNB/tête ne représente qu'une moyenne. Il ne rend pas compte de la manière dont la richesse est distribuée, ce qui devrait être pourtant un indicateur de développement.

Document 1 :

 

Le PIB-PPA : cet indicateur vise à résoudre le problème des taux de change. La plupart des chiffres sont exprimés en $. Or il existe des écarts importants entre la parité intérieure et extérieure du pouvoir d'achat des monnaies. Le pouvoir d'achat intérieur de la monnaie est supérieur à celui qu'indique le taux de change. On voit sur le document 1, qu’un éthiopien moyen vit avec 110 $ par an, soit 1,70 francs par jour ! Avec une somme pareille, un français ne peut même pas s’acheter une baguette.

Pour éviter ce problème, on utilise la méthode de la parité de pouvoir d'achat mise au point par G. KRAVIS en 1954 pour l'OCDE. Le calcul des PIB par la méthode des PPA donne certains résultats inattendus qui contredisent maintes idées reçues. Le PIB/hab. de la Chine a ainsi atteint près de 3 000 $ en 1991, soit 7 x plus que le montant indiqué en utilisant la méthode des taux de change.

Comme on peut le constater sur le document 2, le PNB-PPA quantifie de manière plus correcte la taille relative des économies. Les pays en développement représentent ainsi en 1990, 44 % du revenu mondial, alors qu'il n'en représentait que 26 % aux taux de change du marché (en population, les PED représentent tout de même 77 % du monde !)

Document 2 :

 

 

 

Document 3 :

 

POPULATION ACTIVE

 

Agriculture et mines

Industrie

Services

Etats Unis

(pays à revenus élevés)

6,3 %

22,7 %

70,9 %

Brésil

(pays à revenus intermédiaires)

34 %

20 %

46 %

Inde

(pays à faibles revenus)

67 %

11 %

22 %

Source Atlaséco, 1994

 

Selon les " lois d’ENGEL ", quand le niveau de vie augmente, la demande des ménages se porte successivement :

1-Sur des biens de première nécessité (alimentation, vêtements, logement…)

2-Sur des biens de seconde nécessité, principalement issus du secteur secondaire (Equipement du foyer, automobile…)

3-Enfin, sur des biens " supérieurs ", assurant un grand agrément de vie, parmi lesquels se trouve la plupart des services.

Analyser les structures de consommation des ménages peut donc donner une idée du niveau de vie.

Ces indicateurs se réfèrent à une certaine conception du développement : le développement humain.

On peut trouver un grand nombre d'indicateurs plus ou moins pertinents tels que l'espérance de vie, l'accès aux soins, le taux d'assainissement, l'apport journalier en calories (la ration calorique journalière à la disposition d'un habitant du Mozambique est de 1 600 calories en moyenne, celle d'un Suisse est de 3450, les besoins alimentaires normaux sont estimés à 2400 calories par jour), le taux de scolarisation, le taux d'alphabétisation (35% de la population adulte dans le monde est illettrée dont 2/3 de femmes), le taux de mortalité infantile (139 ‰ au Mozambique, 7 ‰ en Suisse).

D’autres critères plus abstraits reflètent la qualité de la vie :

Il est cependant impossible de mesurer le développement humain à partir d’un indicateur unique. Depuis 1990, on dispose d’un nouvel indicateur statistique : il est publié par un organisme des Nations Unis, le PNUD. Cet indicateur composite, dit indice de développement humain (IDH), est construit à partir de 3 indicateurs pondérés de façon égale :

Il faut admettre que le concept de développement humain est bien plus large que cet IDH. Il est impossible de définir un outil de mesure complet de ce paradigme. Cependant, l’existence d’un outil unique de mesure peut permettre d’attirer l’attention sur les problèmes de manière fort efficace.

Le PNUD établit une classification des pays selon le niveau de l’IDH en 3 catégories :

Cette classification reproduit dans ses grandes lignes la classification sur la base du PNB/tête. Cependant, certains pays voient leur rang changer significativement de 25 places ou plus. Parmi les pays dont le rang d’IDH est inférieur au rang PNB ont trouve le Botswana, le Qatar, et le Koweït (qui se retrouve 49 places derrière son rang dans le classement PNB). A l’inverse, parmi les pays dont le rang d’IDH est supérieur au rang PNB, il y a le Vietnam, le Congo et le Tadjikistan (qui gagne 43 places par rapport au classement PNB).

D’autres indices, tels que l’IPH (indicateur de pauvreté humaine) et l’ISDH (indicateur sexospécifique du développement humain), permettent de compléter l’IDH (voir document 3).

Document 4 :

 

 

Malgré la multiplication des indicateurs, des lacunes et des insuffisances persistent.

Le PIB ne tient pas compte de certaines nuisances : il intègre, par exemple, comme une richesse, l’essence consommée dans les embouteillages. En terme économique il faudrait compter les externalités dans le processus de croissance. Supposons qu’une usine engendre une valeur ajoutée mais dégrade l’écosystème, il faudrait retrancher à la valeur ajoutée créée le coût des externalités.

Le PIB néglige la qualité de production d’un pays ; ainsi un PIB peut augmenter bien que l’économie n’innove pas.

Un reproche que l’on peut faire à tous ces indicateurs (le PIB comme l’IDH) est de raisonner sur des moyennes nationales. Or la distribution du revenu est en règle générale très inégalitaire au sein des pays du Tiers Monde, mais les statistiques sur ce point sont très lacunaires. On estime qu’au Brésil les 40 % les plus riches de la population consomment 80 % des biens disponibles.

    1. Les caractères du blocage économique
    2. Pour pouvoir mesurer la distance qui sépare du point de vue économique les pays évolués des pays " sous-développés ou en développement ", le mieux est de dégager les principales caractéristiques de ces économies.

      L’économiste François Perroux est certainement le premier à avoir analysé la morphologie du sous-développement. Depuis, comme nous le verrons par la suite, beaucoup d’autres auteurs ont contribué à faire connaître ce phénomène dont il est inutile de souligner l’importance au XXe siècle.

      La plupart des auteurs se retrouvent pour dégager 3 caractères principaux des économies en développement, qui sont plus ou moins à l’origine de leur blocage économique : ce sont des économies non intégrées, des économies déséquilibrées, des économies dépendantes.

       

       

        1. Le dualisme

La notion de dualisme, introduite par BOEKE, correspond à une réalité évidente dans les pays pauvres du Tiers Monde, en Afrique, en Asie et dans les pays andins. Il s’agit de la coexistence d’une société traditionnelle, surtout rurale et archaïque, et d’une société moderne : industries, banques, plantations…, et qui peut se résumer à une enclave contrôlée par l’étranger. Les communications entre ces deux secteurs sont faibles, voire inexistantes. On peut parler de désarticulation de la société.

Dans un tel contexte, les instruments de politique économique des pays développés et les mécanismes décrits par la théorie ne peuvent s’appliquer.

Tout investissement réalisé ne déclenche pas de vagues successives de croissance. Il n’existe pas d’effet induit de l’investissement. Les effets se limitent à l’intérieur d’une zone ou d’un secteur sans se propager dans le reste de l’économie.

Cette non-intégration de l’économie joue à plusieurs niveaux :

Très souvent, l’activité est concentrée autour de certains centres, des ports par exemple, ou dans certaines régions. Mais ces centres relativement développés sont coupés de l’ensemble des autres régions. La colonisation a en général accentué ce dualisme en concentrant les efforts sur ces centres et ces régions.

Dans le secteur agricole, on rencontre la juxtaposition d’une agriculture moderne avec une agriculture archaïque soumise à des routines ancestrales.

Dans le secteur de la production industrielle et artisanale, la séparation est encore plus nette. L’artisanat est écrasé par la technique industrielle. Il conserve ses outils et ses techniques primitives. La propagation des flux réels se fait difficilement, souvent par absence d’un réseau de transports. L’usage de la monnaie n’est pas répandu dans les échanges. Quant au circuit financier, il est souvent inexistant.

En raison de l’absence ou de la rareté de l’épargne, il est impossible de créer des instituts de crédit à moyen et long terme.

D’après ces observations, il apparaît qu’une innovation ne pourra se diffuser dans ce type d’économie car elle se heurte au caractère non progressif de l’économie.

Pour terminer, il est important de rappeler que dualisme et inarticulation résultent de l’introduction brutale au cours du XIXe siècle, dans ces sociétés homogènes mais pauvres et stagnantes, du mode de production capitaliste. Ils traduisent donc le choc dû à la confrontation de deux cultures différentes. Ceci explique pourquoi, dans les pays issus de colonies de peuplement (Argentine, Brésil, Australie) ou ceux qui ont connu un développement rapide du capitalisme industriel (Japon), le dualisme apparaît beaucoup moins nettement ou n’est plus que marginal.

 

        1. Les inégalités

Le processus de croissance dans les pays dits " sous-développés " se heurte à tout un ensemble de rigidités :

 

 

Les déséquilibres que l’on peut observer tiennent à la mise en contact des économies sous-développées avec les pays évolués ou développés.

 

        1. Le déséquilibre ressources-population
        2. Si l’on s’intéresse à la transition démographique qu’ont connu les pays actuellement dits " riches " ou " développés " (Grande Bretagne, France) au XIXe siècle, on remarque qu’elle a été rendue possible par une baisse de la mortalité très progressive. Cette chute des taux de mortalité résultait des progrès économiques et sociaux que réalisaient ces pays.

          Dans le Tiers Monde, au contraire, elle n’a pas résulté du développement économique, mais des améliorations sanitaires et médicales, apportées de l’extérieur, et qui ont entraîné une hausse brutale de la population.

          Le processus est simple, l’introduction des techniques thérapeutiques par les pays évolués a entraîné une chute brutale de la mortalité. Or, dans le même temps, la fécondité est restée élevée et la mortalité infantile s’est abaissée rapidement, ce qui engendre un taux d’accroissement de la population très rapide (2 %, 2,5 % par ans, voire 3 %).

          Le problème des subsistances se pose alors de manière encore plus évidente, car les ressources alimentaires sont insuffisantes à nourrir cette population croissante. D’autant plus que les productions agricoles sont peu diversifiées.

           

        3. Le déséquilibre dû à la non-diversification des productions

La tendance générale des pays colonisateurs a été d’exploiter les productions immédiatement rentables sur les marchés extérieurs (café, canne à sucre, bananes, matières premières…). D’où le développement intensif de la monoculture dans les pays du Tiers Monde. Il s’ensuit un régime alimentaire déséquilibré qui entraîne chez les individus des carences graves.

Quantitativement, la ration alimentaire est quelquefois suffisante, mais qualitativement, elle ne permet pas aux population des pays pauvres de soutenir des efforts prolongés.

Cette orientation exclusive de ces économies vers le commerce extérieur nous amène à un troisième caractère : la dépendance.

  

La dépendance que subissent les pays du Tiers Monde se manifeste sous différentes formes :

De plus, on a observé que dès que certains groupes sociaux accèdent à un certain niveau de revenu, la propension à importer du pays s’élève, et non sa capacité à produire différemment et donc à exporter. Ce processus freine la croissance dans la mesure où il empêche la formation d’une épargne intense.

On peut citer des exemples de multinationales telles que les firmes pétrolières au Venezuela, l’United Fruit Company en Amérique centrale, ou encore l’Anglo Iranian Oil Company en Iran.

Au cours de la période 1901 à 1951, les recettes dans les pays " sous-développés " provenant des exportations ont subi des fluctuations annuelles moyennes de 25 % (différence en % entre le chiffre le plus élevé et le chiffre le plus bas).

Enfin, les termes de l’échange sont défavorables aux pays à production primaires. En effet, la baisse continue dans le long terme des prix des biens primaires par rapport à ceux des produits manufacturés, oblige les pays " sous-développés " à fournir un volume croissant de ces biens pour obtenir la même quantité de produits manufacturés nécessaires à leur développement.

Le sous-développement est un phénomène qui a donc des causes multiples et qui plonge ses racines dans l’Histoire, mais aussi dans l’environnement sociologique et institutionnel des pays.

Même si on assimile parfois la croissance au développement ; cette première partie nous montre bien que le développement intègre beaucoup plus d’aspects que ne peut le faire la croissance. Il implique en plus de l’augmentation de la richesse d’un pays, l’augmentation du niveau de vie de sa population (éducation, santé, alimentations…). Mais il implique aussi la capacité pour un pays à s’occuper seul de son destin, de gérer son outil productif pour que cette hausse du niveau de vie soit rendue possible, mais sans pour autant faire pleinement appel aux pays développés.

Cependant, il ne faut pas oublier que la croissance économique est une condition nécessaire du développement, puisqu’elle seule permettra d’améliorer les niveaux de vie, " d’augmenter l’étendue des choix humains " (d’après W.A. LEWIS), de dégager des ressources en faveur de la santé, de l’éducation et d’accroître l’indépendance économique nationale, en rendant l’aide étrangère moins nécessaire.

Mais elle n’est pas une condition suffisante du développement, au moins à court terme, si elle n’est accompagnée de politiques visant à une réduction directe de la pauvreté. En effet, la croissance peut aller de pair avec un accroissement des inégalités, une détérioration des conditions de vie pour les plus pauvres, la misère et la répression politique et sociale. On parlera alors de " croissance sans développement ". Il serait pourtant abusif d’imputer la responsabilité du " mal développement " (d’après R. DUMONT) à la croissance économique, les divers aspects de la dégradation sociale que l’on vient d’énumérer se produisant également, et étant probablement pires, dans des pays où la croissance a été faible ou nulle. On peut tout de même dire qu’à long terme, une croissance continue s’est toujours accompagnée d’une amélioration pour toutes les catégories sociales.

Si nous étudions cette année les théories de la croissance telles que celle de Solow ou de Domar, il faut savoir qu’il existe aussi des théories du développement qui sont un corps distinct de la science économique. Les théories du développement se sont affirmées dès 1950, lorsqu’elles ont postulé l’existence de spécificités communes à un ensemble de pays, en même temps qu’elles ont adopté l’idée que le développement ne se réduisait pas à la croissance. Comme le souligne Albert Hirschman en 1984, " on ne saurait aborder l’étude des économies sous-développées sans modifier profondément, sous un certain nombre de rapports importants, les données de l’analyse économique traditionnelle, axée sur les pays industrialisés.

On retrouvera dans ces théories des réponses aux nombreux caractères du blocage du développement.

 

 

Dans notre étude, nous allons exposer l’évolution de la pensée économique sur le développement depuis 1945. En premier lieu, nous évoquerons les approches orthodoxes du développement et en second lieu, les théories hétérodoxes.

 

 

La distinction entre approche orthodoxe et hétérodoxe du développement découle d’une démarcation entre les auteurs et les décideurs qui décrivent l’économie mondiale comme comprenant un " centre " constitué des pays capitalistes développés et une " périphérie " de pays " sous-développés ", ce sont les hétérodoxes et ceux qui répugnent à admettre le paradigme du centre et de la périphérie.

 

  1. L’approche orthodoxe
  2. Cette étude des approches orthodoxes du développement se divise en 4 courants. La première partie traite des théories de l’accumulation du capital et de l’industrialisation développées dès 1945. La deuxième partie est consacrée au modèle " d’économie duale " très influent durant les années 60. Les néoclassiques ont mis l’accent dans les années 80 sur le développement par l’ouverture de l’économie, abordé dans la troisième partie. Enfin, la quatrième partie traite du courant réformiste qui a émergé au cours des années 70.

    1. Accumulation du capital et industrialisation

Ces théories sont au centre de l’approche orthodoxe entre l’immédiat après guerre et jusqu’au début des années 70. Ces auteurs considèrent que le développement est un processus linéaire et que l’accumulation du capital et l’industrialisation est le principal véhicule qui a permis aux pays développés de parvenir à une croissance et un développement soutenus au cours de l’histoire. C’est donc cette voie que devaient emprunter les PVD pour assurer leur développement.

La théorie du décollage de W. W..Rostow

Cette théorie, élaborée dans les années 50, décrit le développement comme un processus historique comportant 5 phases consécutives :

  1. La société traditionnelle agricole.

Elle est caractérisée par :

  1. Les conditions préalables au décollage
  2. Durant cette phase, l’optimisme se répand, les comportements se transforment vis à vis de l’industrie, du profit, et de l’épargne. La productivité augmente grâce aux techniques.

  3. Le décollage ou take-off
  4. Le taux d’investissement passe à 10 % du revenu nationnal, des élites créent des industries, diffusent des techniques, modifient l’organisation économique et sociale en un sens plus favorable à la croissance.

     

  5. La marche vers la maturité
  6. Phase où le taux d’investissement s’élève à 20 % et le progrès se généralise à toute la société.

  7. La société de consommation de masse

Les besoins fondamentaux sont satisfaits, le secteur des services se développe. C’est l’aboutissement des progrès.

Rostow met l’accent sur l’industrialisation, la relation entre croissance économique et développement général de la société et la relation entre investissement en capital et croissance économique.

Pour réaliser cette croissance de la capacité de la production, Rostow, comme beaucoup d’autres économistes, se rallie à la notion de secteurs d’entraînements (ce sont des secteurs qui croissent beaucoup plus vite que l’économie dans son ensemble et constituent ainsi des facteurs de dynamisme pour le reste de l’économie).

Rostow a été très critiqué. Pour certains, il était impossible, dans l’histoire des pays développés et sous-développés, d’identifier une phase historique unique et relativement brève, correspondant à la période du décollage.

On observe cependant, dans la pratique de l’aide au développement certaines tendances marquées par l’approche de Rostow. L’aide a souvent été considérée comme un effort bref et intense destiné à permettre de franchir un obstacle représentant une étape cruciale.

Des auteurs ont essayé d’expliquer pourquoi la phase du décollage ne se réalise pas dans certains pays.

Rosentein a montré que le domaine de l’industrialisation est marqué par la présence de discontinuités et le risque de cercles vicieux. L’implantation d’une entreprise isolée se traduira par des surcoûts énormes qui risquent de la conduire à la faillite. L’infrastructure, la formation de la main-d’œuvre, l’organisation de l’approvisionnement, le marché pour ses produits, tous ces éléments fournis par l’environnement et la proximité d’industries complémentaires font défaut. Bien sûr, chaque nouvelle entreprise contribue à améliorer les perspectives de nouvelles implantations, mais cette mécanique d’entraînement mutuel ne se mettra en route que par l’intervention de l’état.

Sur la base de cette idée, Nurkse élabore la stratégie de " croissance équilibrée ". Pour briser les cercles vicieux qui s’opposent à l’industrialisation, il faut agir du côté de la demande et du côté de l’offre.

Côté demande : il faut développer l’emploi industriel qui fournira les revenus nécessaires au développement d’un marché domestique.

Côté offre : il faut s’assurer d’abord que les fonds nécessaires à l’investissement initial seront disponibles en dépit de la faiblesse de l’épargne et ensuite que les investissements industriels se réaliseront simultanément, de façon à maximiser les effets positifs de complémentarité.

D’où l’appellation de croissance équilibrée.

 

 

 

A l’inverse, d’autres auteurs verront en l’accentuation des déséquilibres sectoriels une puissante force de développement.

L’intuition fondamentale de Nurkse et Rosenstein était que chaque implantation nouvelle émettait des opportunités économiques potentielles qui se perdaient dans le vide environnant. Chaque investissement nouveau souffrait de l’absence d’activités connexes qui lui aurait permis de récupérer, par effet de retour ou de liaisons, une part de ces externalités positives.

L’intuition de Hirschman est que, si ces externalités sont puissantes, elles créeront un " effet d’appel " suffisant pour engendrer les investissements connexes.

La stratégie de croissance déséquilibrée consiste alors à concentrer les investissements dans les branches comportant le plus grand nombre de liaisons interindustrielles, c’est-à-dire les industries de biens intermédiaires, celles dont les produits servent de moyens de production (liaison en aval) et dont les besoins en moyens de production représentent des débouchés pour d’autres (liaisons en amont). L’état doit intervenir pour rectifier le cours spontané des industrialisations. En effet, les branches qui se développent en premier sont les industries de biens de consommation finale, à partir d’inputs importés. Pour Hirschman, cette industrie ne peut constituer un pôle dynamique à elle seule.

 

 

La politique principalement inspirée par ces théories est la stratégie par l’industrialisation de substitution aux importations (ISI). Les stratégies d’ISI, adoptées dans la plupart des pays d’Amérique latine pendant l’entre-deux guerres se sont répandues en Asie et dans certains pays d’Afrique durant les années 50 et 60. Le but de l’ISI est de limiter au maximum les importations de produits manufacturés " finals " et de les remplacer par des biens d’équipement et des biens intermédiaires. Les critiques dont a fait l’objet cette stratégie seront traitées dans la partie sur les néoclassiques.

    1. Dualisme et développement axé sur l’agriculture

A l’inverse des théoriciens précédents, ce courant concentrait son attention sur les relations entre secteurs plutôt qu’entre branches du secteur industriel.

 

 

Le modèle " dynamique " d’économie duale qui a exercé la plus grande influence est le modèle élaboré par Lewis.

Comme Rostow, Lewis soutenait que la clé du développement économique résidait dans une accumulation rapide du capital et que le problème central de la théorie du développement est de comprendre comment une économie passe de 5 % à 15 % d’investissement. Pour cela, il se concentre sur les relations intersectorielles.

 

Le modèle de Lewis comprend 2 secteurs :

emploi d’une main-d’œuvre salariée, vente de produits avec une marge bénéficiaire.

entreprises individuelles ou faisant appel à une main-d’œuvre familiale, productivité marginale du travail à peu près égale à zéro.

Les salaires du secteur traditionnel sont égaux au produit moyen du travail. Les salaires du secteur capitaliste sont déterminés par les revenus du travail dans le secteur non capitaliste, mais légèrement supérieur pour inciter la main-d’œuvre à changer de secteur. Dans le secteur capitaliste, l’offre de main-d’œuvre est supposé parfaitement élastique en raison de la faible productivité marginale du travail dans l’autre secteur.

Dans ce modèle, la clé de l’expansion économique est l’emploi du surplus capitaliste supposé réinvesti dans le secteur capitaliste, créant ainsi un supplément de capital. La croissance du revenu national, avec l’absorption progressive de main-d’œuvre par le secteur moderne, s’accompagne d’une augmentation de la part des profits, d’un accroissement de l’épargne et aussi de la formation de capital. Le secteur capitaliste continue de se développer jusqu’à la migration de toute la main-d’œuvre excédentaire (" chômage déguisé ") du secteur traditionnel. A ce stade, les salaires commencent à augmenter.

L’hypothèse de Lewis de l’existence d’un " chômage déguisé " (dans le sens d’une productivité marginale du travail égale à zéro) a été dénoncée comme irréaliste car elle impliquait qu’il était possible de soustraire à tout moment de la main-d’œuvre dans ce secteur sans réduction de la production, même en l’absence de tout changement technologique.

Deux auteurs, Ranis et Fei, ont affiné le modèle de Lewis, mais ils se sont heurtés à la même critique que lui.

Ces modèles ont tout de même une influence considérable sur la théorie et les politiques de développement des années 60.

 

 

Les premières théories tendaient à considérer l’industrialisation comme la voie vers le développement. Les analyses de l’économie duale ont accordé davantage d’attention au développement et à la modernisation de l’agriculture en tant que telle.

Dès 1951, le rapport des Nations Unies dénonçait les grandes propriétés comme des obstacles au développement à cause de leur manque d’efficience économique et leur incidence sur les écarts de revenus. Plusieurs pays ont adopté des réformes agraires (par ex. : Taiwan, la Corée du sud et l’Egypte) mais leur succès reste mitigé, on leur reproche de faire chuter la production, sans avantager particulièrement les plus pauvres.

Partant du principe connu que la croissance de l’agriculture contribue au développement ; certains auteurs ont recommandé des stratégies visant à accroître rapidement la production agricole :

    1. Développement d’une économie ouverte et résurgence du néoclassicisme

Vers la fin des années 1960, les stratégies de développement à base d’ISI étaient de plus en plus critiquées par les économistes néoclassiques. Ils insistaient sur le fait que le problème de l’accumulation de capital interne ne pouvait être séparé de celui de l’intégration du pays dans l’économie internationale. Ils ont donc prôné une approche du développement fondé sur une plus grande ouverture de l’économie, inspirée de la théorie des " avantages comparatifs " dans sa version néoclassique élaborée par Heckscher et Ohlin.

 

 

Les libéraux émettent 4 critiques de l’ISI :

comme l’industrialisation s’opère sans considération des coûts de production et que les activités exportatrices sont découragées au profit de celles qui concurrence les importations, le pays ne peut pas accroître ses recettes d’exportation de produits manufacturés. Il est contraint, pour équilibrer sa balance commerciale, de développer ses exportations de produits primaires, ce qui accentue la dépendance du pays à l’égard d’une catégorie de biens dont la demande mondiale s’accroît peu rapidement.

la protection élevée de certaines activités industrielles oriente les ressources du pays en capital et en travail vers celles-ci, au détriment de secteurs orientés vers l’exportation et de l’agriculture.

le protectionnisme a souvent été présenté comme une manière d’élever l’épargne et d’orienter plus favorablement son utilisation, mais des études ont montré que cette stratégie se traduisait par une perte importante de revenus atteignant jusqu’à 15 % du PIB par rapport à la libéralisation des échanges.

les importations étant limitées au minimum, le pays ne dispose d’aucune marge de manœuvre et subit intégralement les hausses des produits importés. Les producteurs de biens finals destinés aux marchés intérieur et extérieur doivent supporter les coûts élevés des producteurs locaux de biens intermédiaires, ce qui constitue un manque de compétitivité à l’égard des concurrents étrangers.

 

 

Parmi les politiques de développement proposées par les théoriciens néoclassiques, les prêts d’ajustement structurel ont eu une très forte influence.

Ce programme, lancé en 1979 par la banque mondiale, délivrait des prêts à long terme pour soutenir les réformes structurelles. Les PAS étaient délivrés à la condition que l’emprunteur accepte de prendre des mesures relatives à l’offre, visant notamment à accroître les exportations.

 

 

    1. La pensée réformiste du développement

A partir d’une critique de l’accent excessif mis sur la croissance et l’industrialisation, mais aussi de l’approche néoclassique du développement, le courant réformiste de la théorie orthodoxe du développement s’est attaché à mettre en lumière les problèmes importants posés par la pauvreté, l’inégalité croissante de la distribution des revenus, et la satisfaction des besoins essentiels de l’être humain. Ce mouvement s’est d’abord exprimé par la voie des écologistes et de ceux qui critiquaient le processus de croissance économique de s’accompagner de gaspillages externes, tels que la pollution, la destruction de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables (rapport du club de Rome de 1972).

Le bureau international du travail (BIT) interprète le problème de la pauvreté comme un problème d’emploi. Il considère que c’est l’adoption des modèles de développement conventionnel qui est la cause dans de nombreux PED, du gaspillage des ressources humaines abondantes qui auraient pu être utilisées de manière productive et du maintien de conditions de vie misérables pour un grand nombre de gens.

Le BIT a lancé en 1959 le programme mondial pour l’emploi afin de traiter ce problème. L’emploi n’est donc plus un effet résiduel de la croissance, mais un objectif en tant que tel. Le 1er élément important du programme est l’envoi sur place de missions dont l’objectif est d’aider à la définition de stratégies orientées vers l’emploi. Les premières missions ont eu lieu en Colombie et au Sri Lanka et la première recommandation du BIT fut d’adopter une politique plus favorable au secteur informel traditionnellement victime d’une discrimination de la part des politiques gouvernementales.

Les problèmes de la pauvreté se sont aussi reflétés dans la politique de la banque mondiale. Dès 1968, le président de la banque mondiale, MacNamara, a mis l’accent sur l’aggravation des inégalités de revenus et la faiblesse du niveau moyen des revenus. La solution qu’il propose est une stratégie de développement rural visant à lutter directement contre la pauvreté dans les campagnes (zones les plus touchées par la pauvreté). La banque mondiale a ainsi consentit une série de prêts pour le développement rural.

La croissance bien que considérée comme un facteur important pour la réalisation des objectifs du développement n’était pas le point focal de cette approche. L’approche réformiste insiste sur la nécessité de concevoir et de définir de nouvelles stratégies nationales et internationales qui ne répondraient pas seulement au critère de la rentabilité mais qui donneraient la priorité à l’expression et à la satisfaction des aspirations humaines fondamentales. Il appartient au corps social de son ensemble d’assumer la responsabilité de garantir un niveau minimum de bien être à l’ensemble des citoyens.

 

 

La pensée réformiste a eu une influence considérable sur les organisations internationales et les donateurs d’aide.

Les donateurs d’aide occidentaux, encouragés par une opinion publique favorable, ont tendu à accorder une prédominance croissante au problème de la pauvreté.

trois importants changements d’orientation de la politique d’aide peuvent être attribués à l’influence réformiste :

Cette période a aussi été marquée par la naissance des ONG, qui ont favorisé, avec certains organismes des Nations Unies tels que l’UNICEF, les projets de petites tailles orientés vers le problème de la pauvreté

Le mouvement réformiste a perdu de son prestige après les chocs pétroliers. Les PED ont dû faire face à ces problèmes par des programmes de stabilisation détournant ainsi leur attention des problèmes de la pauvreté. De même, les pays industrialisés, confrontés aux problèmes de l’inflation, du chômage et de la récession, ont tendu à se concentrer sur leurs propres priorités internes et à ne plus se préoccuper de manière excessive de la pauvreté mondiale.

 

  1. L’approche hétérodoxe du développement
  2. Notre analyse de l’approche hétérodoxe se divise en deux parties. La première traitera de l’évolution de la théorie structuraliste et de l’école de la dépendance. La seconde examinera la pensée marxiste sur le développement.

    1. Structuralisme et dépendance
    2.  

       

      Les bouleversements économiques résultant de la Dépression et des deux guerres mondiales ont donné naissance au premier grand courant de réflexion sur le développement issu des pays en développement eux-mêmes, à la fin des années 40 et dans les années 50. Il s’agit du structuralisme latino-américain.

      Les grandes figures de ce courant, souvent influencées par la pensée keynésienne, ont été Raul Prebisch et un groupe de spécialistes des sciences sociales travaillant à la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) des Nations Unies.

       

        1. La période initiale
        2. Durant la Première Guerre Mondiale, une très forte impulsion spontanée émanant des forces du marché a été donnée à l’industrie latino-américaine, en particulier à l’industrie des biens de consommation pour laquelle existait une forte demande et des capacités d’importation réduites. C’est ainsi que s’est amorcé, en Amérique latine, le changement d’orientation au profit d’une croissance tournée vers l’intérieur, prenant la forme d’une industrialisation à base de substitution à l’importation (ISI).

          Trente années plus tard, un important potentiel industriel ainsi que des groupes industriels locaux produisant des biens de consommation pour le marché intérieur se sont constitués. Mais toutefois, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on a vu se manifester un sentiment croissant de vulnérabilité à l’égard des mouvements cycliques et des changements structurels issus des grands pays capitalistes, tandis que s’accentuaient les doutes concernant la possibilité de soutenir une industrialisation de caractère spontané dans la région. C’est dans ce contexte que Prebisch et la CEPAL ont mis en avant la paradigme " centre-périphérie " du développement et du sous-développement.

           

        3. Le paradigme " centre-périphérie "

Selon ce concept, l’économie mondiale comporte deux pôles, le centre et la périphérie, dont les structures de production sont très différentes.

Dans la périphérie, ces structures sont considérées comme hétérogènes, cette hétérogénéité tenant à la coexistence de secteurs utilisant des techniques de production dépassées et caractérisées par une faible productivité et des secteurs utilisant des techniques modernes et comportant un niveau élevé de productivité. Ces structures sont également spécialisées, parce que les exportations se limitent à un petit nombre de produits primaires, parce que la diversification horizontale est faible comme l’intégration verticale, et qu’il existe un manque de complémentarité entre les secteurs de la production locale.

A l’inverse, les structures de production du centre sont essentiellement homogènes, en ce sens que les techniques de production modernes sont utilisées dans l’ensemble de l’économie. Elles sont aussi diversifiées dans la mesure où la production couvre une gamme relativement étendue de biens d’équipement, de biens intermédiaires et de biens de consommation.

Ces différences de structure de production sont considérées comme étant à la base d’une différenciation des fonctions remplies par chacun des pôles dans la division " traditionnelle " du travail au sein de l’économie mondiale. Mais elles n’ont pas disparu avec le changement d’orientation en faveur de la croissance introvertie et de l’ISI.

On peut résumer la dynamique à long terme du système centre-périphérie, telle qu’elle a été présentée par Prebisch et la CEPAL à la fin des années 40 et au début des années 5O, en deux points :

Le développement et le sous-développement sont ainsi considérés comme des processus reliés entre eux, qui se déroulent au sein d’un même système éco-dynamique.

 

        1. Les propositions de politiques de développement dans les années 50
        2. La position de base prise par la CEPAL et les structuralistes en matière de politique économique consistait à favoriser le développement à travers l’industrialisation. Mais l’émergence spontanée de la stratégie de l’ISI dans les grandes économies d’Amérique latine les conduira finalement à rejeter la poursuite d’une ISI spontanée. Pour eux, ni un laisser-faire fondé exclusivement sur l’avantage comparatif, ni une industrialisation spontanée, reposant exclusivement sur le marché, n’étaient considérés comme des voies praticables du développement. Aucune de ces deux stratégies n’apparaissait susceptible de surmonter les problèmes structurels de l’hétérogénéité et de la spécialisation, les tendances séculaires aux déséquilibres intersectoriels et à la détérioration des termes de l’échange internationaux.

          Les structuralistes considéraient l’industrialisation voulue et soutenue par les politiques comme la seule voie possible.

          Le principal instrument de politique économique par la CEPAL était la planification et la coordination des investissements, auxquelles on a donné le nom de " programmation industrielle ". L’intervention de l’état par la planification des instruments ne devait pas se substituer à l’initiative privée mais en constituer un complément indispensable. Son objectif était présenté comme triple : contribuer à une certaine harmonisation des projections de besoins d’investissements projetés avec les prévisions de ressources disponibles (épargne intérieure et étrangère) ; et éviter de graves déséquilibres à long terme de la balance des paiements.

          Les positions adaptées à l’égard des échanges et du protectionnisme étaient en revanche beaucoup plus controversées. Pour la CEPAL, le commerce international contribuait à long terme à un transfert de revenus de la périphérie vers le centre en raison de la tendance séculaire à la détérioration des termes de l’échange. De ce fait, les fruits du progrès technique tendaient à se concentrer dans les pays industrialisés. En réponse à cela, la CEPAL prit position en faveur du protectionnisme à l’importation dans la périphérie.

          Outre ces deux propositions, la CEPAL a apporté d’autres contribution majeures à la politique du développement dans les années 50.

          L’une des plus importantes a été le soutien qu’elle a apporté à l’intégration régionale, en particulier sur le plan industriel. Elle la considérait comme un moyen d’atténuer la contradiction entre l’échelle requise pour assurer l’efficience de la production et la faible taille des marchés nationaux. On espérait même que l’intégration régionale sur le plan industriel, en réduisant les inefficiences structurelle et en accroissant par-là même le niveau de la productivité, permettrait d’exporter des produits industriels vers le centre.

          Dans le domaine des relations financières internationales la CEPAL a suggéré la conclusion d’arrangements financiers internationaux permettant de compenser les fluctuations de grande ampleur des prix des produits de base ainsi que des réserves de change dans la périphérie

          Dans le domaine des politiques intérieures, la CEPAL souhaitait une réforme des structures fiscales et une réforme agraire. Des mesures de politiques budgétaires ont également été proposées afin d’améliorer le taux d’épargne au niveau macro-économique. Il a aussi été proposé de recourir à la politique du crédit pour canaliser, notamment par une intervention directe de l’état, l’épargne à moyen et long terme, nationale et étrangère, vers les investissements productifs et les infrastructures. Par ailleurs, l’intervention active de l’état pour faciliter le progrès technologique dans l’ensemble de l’économie était encouragée.

           

        3. La CEPAL et les thèses " stagnationnistes " des années 60
        4. Dans la première moitié des années 50, la manifestation croissante d’un certains nombres de problèmes (ralentissement de la croissance, aggravation du chômage, distribution des revenus de plus en plus biaisés, fort endettement extérieur, inflation permanente, tensions sociales ; instabilité politique…) a fait craindre aux structuralistes que l’ISI appuyée par l’action gouvernementale ne permettrait pas de surmonter le sous-développement.

          Ils pensaient alors que la contrainte extérieure et les obstacles internes pouvaient être à la source de l’affaiblissement du dynamisme de l’ISI.

          L’analyse structuraliste de la contrainte extérieure a commencé par la constatation d’un dualisme des effets de l’ISI sur les importations et donc la contrainte extérieure. En permettant la substitution d’une production locale aux importations de certains biens, elle réduit les importations et allège la contrainte. Mais l’installation et le fonctionnement des industries de substitution requièrent elles-mêmes les importations supplémentaires (biens d’équipement et biens intermédiaires), ce qui a pour effet de rétablir la contrainte.

          Apparaît aussi comme un problème crucial le décalage dans le temps entre le moment où le recours à l’importation est nécessaire pour assurer le développement de la production locale d’un nouveau bien et celui où cette production permet de réduire de manière significative les importations de ce bien.

          Des études empiriques entreprises au début des années 60 ont d’ailleurs montré que les déficits extérieurs tendaient à s’aggraver et non à se réduire avec l’avancée de l’ISI vers une diversification horizontale et une intégration verticale plus poussées des industries.

          Des analyses sur l’évolution des structures sociales et de son interaction avec celle des structures de l’agriculture et de la production industrielle dans le cadre de l’ISI ont dévoilé l’existence d’obstacles internes au développement.

          Dans le secteur agricole, régnait une dualité forte entre des propriétaires fonciers fortunés (dont les revenus et la consommation bénéficiaient des rentes tirées de l’exportation) et la masse de la paysannerie qui, trop pauvre, freinait l’investissement et la croissance de la productivité. Ces caractéristiques de la croissance du secteur agricole se sont avérées largement inchangées dans la période d’ISI ou ont même été aggravées par l’évolution défavorable des termes de l’échange entre l’agriculture et l’industrie.

          S’agissant du secteur industriel, l’analyse des années 60 montrait le rôle doublement négatif de la distribution fortement biaisée du revenu national. D’une part, elle a limité la croissance de la demande de produits de consommation de masse. D’autre part, elle a soutenu grâce aux tranches de revenus les plus élevés, la demande de nombreux biens sophistiqués analogues à ceux produits dans les pays développés mais dont le marché demeure évidemment de taille très réduite. On observait alors une évolution favorable des profits industriels et donc de la poursuite du processus d’ISI malgré l’aggravation des inefficiences de la production au fur et à mesure de l’ISI.

          L’inégalité croissante des revenus a non seulement limité et biaisé la demande intérieure sur le marché des produits manufacturés, mais aussi renforcé la tendance monopolistique des structures de l’offre, l’excès du protectionnisme et l’inefficience de la gestion. En bref, tous ces phénomènes ont compromis le dynamisme et la viabilité du processus d’ISI.

          Ces " thèses stagnationnistes " plus pessimistes au début des années 60 et surtout les phénomènes économiques, sociaux et politiques qui les ont largement inspirées ont conduit à une évolution importante de la réflexion sur le développement en Amérique latine. De nombreuses critiques ont finalement conduit à un schisme entre l’école de la " dépendance " plus radicale, et l’approche " développementaliste " de la CEPAL.

           

        5. Les changements d’orientation de la CEPAL dans les années 60
        6. L’une des évolution les plus notables intervenue au sein de la CEPAL a consisté dans l’accent nouveau mis sur les exportations " non traditionnelles " en particulier des produits manufacturés, notamment vers les pays développés mais aussi à l’intérieur de la périphérie. La proposition tendant à l’octroi par les pays développés de préférences commerciales aux pays de la périphérie (déjà avancée dans les années 50 pour les produits primaires) a été reprise avec vigueur, principalement, cette fois, pour les produits manufacturés. La proposition initiale concernant la conclusion d’agréments financiers internationaux contribuant à atténuer les effets des fluctuations de prix a également été réaffirmée avec plus de vigueur et plus de précision.

          Par ailleurs, était énoncée une proposition nouvelle incitant les pays développés à contribuer à l’atténuation des effets de la détérioration des termes de l’échange en accordant des financements compensatoires.

          Les thèses de la CEPAL sur les relations financières internationales ont incontestablement reçu une large diffusion et ont commencé à exercer une influence considérable sur le Tiers Monde dans son ensemble au cours de cette période.

          En ce qui concerne les obstacles internes au développement, la réforme agraire était désormais devenue indispensable. Celle-ci impliquait la nécessité de la transformation des structures du régime foncier et de l’occupation des terres mais aussi un encouragement de la production par l’assistance technique, la politique du crédit et des politiques de prix adéquates. L’accent a également été mis sur les politiques sociales. L’état devait renforcer son action en matière de santé, d’éducation, d’emploi, de formation, et de logement. La politique des salaires devaient aussi tenir compte de manière explicite des objectifs sociaux et distributifs.

          Un vaste débat s’est instauré sur le rôle de l’état dans le développement. On a avancé l’idée de la rationalisation de l’administration publique (à tous les niveaux) et du système budgétaire (dépenses, fiscalité, gestion). L’état devait parallèlement assumer un rôle central dans l’accroissement de l’épargne intérieure (y compris celle du secteur public) et dans l’encouragement des activités productives, en assurant lui-même, le cas échéant, ces activités dans des domaines stratégiques.

          Mais des critiques croissantes sur la CEPAL ont émergé. Certaines sur les techniques de planification, d’autres sur la non prise en compte par la CEPAL dans son analyse théorique d’un phénomène important : la domination des entreprises multinationales. S’ajoute à cela son incapacité à proposer une position claire quant aux doutes croissants sur la capacité des élites industrielles locales de conduire un projet de développement " autonome et progressiste ".

           

           

          Le début des années 60 a été marqué par une considérable agitation sur le plan politique et intellectuel en Amérique latine. De plus, on se rendait compte que l’ISI ne produisait pas les résultats initialement escomptés, que la distribution des revenus se détériorait et que la marginalisation sociale ne cessait de s’accentuer.

          La naissance de l’école de la dépendance, au milieu des années 60, peut être considérée non seulement comme une réaction à ce qui était perçu comme les limites de la CEPAL mais aussi comme une réponse plus radicale à la théorie orthodoxe du développement, telle qu’elle s’exprimait notamment dans l’œuvre de ROSTOW, ainsi qu’à l’approche plus néoclassique et l’inspiration monétariste du FMI. Un trait commun des théoriciens de la dépendance était l’attention explicite qu’ils accordaient à la nature et aux effets sociaux du développement capitaliste dans la périphérie.

          Il est utile de distinguer trois grands courants au sein de l’approche de la dépendance au sens large en Amérique latine.

           

        7. FURTADO et SUNKEL

Le premier courant que l’on retrouve dans les écrits de Celso FURTADO et d’Osvaldo SUNKEL, peut être considéré comme une tentative pour reformuler et surmonter les limites de l’analyse de la CEPAL en mettant mieux en lumière les obstacles internes et externes à un " développement national " en Amérique latine.

L’un de ses arguments était que la base, tant de la croissance soutenue que de la démocratie industrielle dans les économies capitalistes avancées, résidait dans une relation se renforçant mutuellement entre les dépenses de consommation des ménages et l’investissement. Or, cette relation interdépendante n’existe pas, selon lui, dans la périphérie parce que la demande de consommation ne représente pas de débouchés importants pour les industriels locaux, comme c’est le cas dans le centre. FURTADO notait aussi que les groupes à revenus moyens et élevés qui constituent le principal débouché de l’ISI en Amérique latine, tendent à assimiler le développement et le progrès à l’accès aux modes de consommation prévalent dans les pays capitalistes développés et donc à imiter ces modes. Les technologies importées, nécessaires à la production de ces biens, penchent en faveur de la production à forte intensité capitalistique, si bien que la croissance industrielle se caractérise par un coefficient de capital de plus en plus élevé qui accroît la concentration des revenus, limite la diffusion du progrès technique dans le reste de l’économie et conduit à la marginalisation d’une partie importante de la population. Ces modes de consommation et la rigidité des structures sociales (datant du colonialisme) qui les sous-tendent, conditionnent, concluait-il, le processus d’ISI dans son ensemble et constituent le " mécanisme central de la dépendance ".

Il a remarqué également que le contrôle exercé par les sociétés multinationales sur l’offre des technologies, d’équipements et de moyens de production nécessaires aux industriels locaux limitait gravement de l’économie nationale.

Il concluait alors que la stratégie d’ISI préconisée par la CEPAL n’avait pas réduit la dépendance à l’égard de l’étranger mais l’avait en fait accentuée, dans la mesure où avaient été substituée aux importations de produits de luxe des importations plus nécessaires de biens intermédiaires, de biens d’équipement et de technologies. Quant à la dépendance à l’égard des exportations de produits primaires, elle s’était aussi accrue dans la mesure où les ventes représentaient le seul moyen de régler les importations indispensables.

Venu à Paris en 1964, FURTADO a élargi son analyse à la totalité de l’Amérique latine, mettant l’accent sur la nécessité d’un renforcement de l’engagement public en faveur de réformes structurelles permettant en particulier la dissémination des technologies modernes dans l’ensemble des secteurs de production, assurant ainsi une amélioration de la distribution des revenus et une réduction du phénomène de marginalisation.

Tout en considérant que les pays d’Amérique latine étaient fortement dépendants de leur relation économique avec l’étranger, SUNKEL, comme FURTADO, soutenait que la politique économique devrait être réorientée vers le développement national afin de surmonter les contraintes découlants de la relation entre centre et périphérie. SUNKEL se prononçait pour une stratégie qui impliquerait les masses dans un processus de développement plus conforme à la culture, aux traditions, aux institutions et à l’histoire de l’Amérique latine.

Enfin, alors que les économistes orthodoxes tendaient à assimiler croissance et développement, FURTADO et SUNKEL ont mis en évidence une distinction importante entre ces deux notions. Selon eux, on ne peut considérer qu’il n’y a développement économique lorsque la croissance s’accompagne d’une dégradation de la distribution des revenus, de l’absence d’accroissement du bien être social, d’une création d’emploi inférieur à la croissance démographique et d’un affaiblissement du contrôle national sur la vie économique, politique, sociale et culturelle.

FURTADO et SUNKEL sont donc allés au-delà de la CEPAL, non seulement dans l’accent qu’ils ont mis sur des facteurs internes politiquement sensibles et dans la critique du rôle joué par l’investissement direct étranger, mais surtout en percevant le développement et le sous-développement comme des processus historiquement interactifs, simultanés et se conditionnant mutuellement. Selon les termes de FURTADO : " le sous-développement doit être entendu comme un aspect de la révolution industrielle ". Ils étaient de ceux qui croyaient que pour renforcer l’autonomie des économies latino-américaines, seules des élites modernistes inspirés par l’intérêt général seraient capables de prendre les initiatives nécessaires et de penser à des stratégies économiques comme celles de l’ISI complétée par une croissance des exportations et une intégration régionale plus poussée.

 

        1. Le courant du développement du sous-développement

Le courant le plus radical de la théorie de la dépendance trouve son origine dans l’étude de Paul BARAN, the Political Economy of Growth, publiée en 1957. Il s’agissait de la première étude majeure d’inspiration marxiste publiée après la guerre qui se soit concentrée sur les problèmes des pays sous-développés.

Selon FRANK, c’était donc l’intégration dans le système capitaliste mondial et la confiscation des surplus économiques qui conduisait au développement de certaines zones (" pour la minorité ") et au sous-développement dans d’autres (" pour le plus grand nombre "). Il concluait qu’il ne pouvait exister d’alternative au " développement du sous-développement " pour les satellites au sein du système capitaliste et que la seule solution politique était une révolution socialiste qu’il considérait comme nécessaire et possible immédiatement.

Critiquant la thèse de FRANK selon laquelle le sous-développement résulte de l’exploitation extérieure, DOS SANTOS soutenait qu’il était dû à certaines structures internes lesquelles étaient, elles-mêmes, conditionnées par les relations internationales de dépendance. Toutefois, dans ses travaux empiriques, DOS SANTOS, comme FRANK, considérait que les contradictions inter-régionales et les transferts de surplus jouaient le rôle central dans le sous-développement. Les options offertes selon lui à l’Amérique latine étaient extrêmes : soit des régimes militaires ouvrant la voie au fascisme, soit des régimes révolutionnaires qui jetteraient les bases du socialisme.

Ainsi, tandis que la CEPAL et les structuralistes n’ont jamais imputé au centre une responsabilité directe dans le retard de la périphérie, ces trois auteurs ont soutenu de manière explicite que la relation métropole-satellite constituait la base de l’exploitation de l’un par l’autre. Ils ont également attiré l’attention sur la question du rôle des classes clientélistes (en particulier la " bourgeoisie nationale ") dans la périphérie. Les classes sociales étaient considérées comme remplissant certaines fonctions pour le compte des intérêts étrangers et jouissant en contrepartie d’une position privilégiée au sein de leur propre société. Leur position s’appuyait, pensait-on, sur un soutien économique politique et/ou militaire de l’étranger et elles comptaient dans leurs rangs la bureaucratie étatique et d’autres segments des " classes moyennes " comme les élites techniques, de gestion, professionnelles et intellectuelles, dont les intérêts et les privilèges découlaient directement ou indirectement de leurs liens avec les intérêts étrangers.

Pour ce courant de la théorie de la dépendance, briser la dépendance signifiait rompre avec l’ordre capitaliste dont l’expression, dans la périphérie, est le sous-développement.

 

        1. CARDOSO et FALETTO

Ce dernier courant, contrairement aux précédents, ne considérait pas la dépendance et le développement comme nécessairement incompatibles. Il est étroitement identifié aux travaux de Fernando Henrique CARDOSO, sociologue brésilien, et l’historien chilien Enzo FALETTO et en particulier à leur étude publiée en 1967 sous le titre Dépendance et Développement en Amérique latine.

Comme les autres courants, il considérait les économies d’Amérique latine comme un élément d’un système capitaliste mondial dont la dynamique, largement déterminée par le centre, limite les options offertes aux économies périphériques.

CARDOSO et FALETTO ont accordé une attention particulière à la manière dont différentes classes sociales s’allient avec différents intérêts étrangers ou s’opposent à ces derniers, organisent des formes de pouvoir étatique, soutiennent certaines idéologies, tentent d’appliquer des politiques, définissent des stratégies permettant de faire face au défit impérialiste à différentes époques de l’histoire.

CARDOSO et FALETTO considéraient que la " domination extérieure " réapparaissait en tant que phénomène interne à travers les pratiques de classes et de groupes locaux partageant les mêmes intérêts et les mêmes valeurs que les intérêts étrangers. Mais parallèlement d’autres groupes et forces internes s’opposent à cette domination, et ce sont ces contradictions qui, dans leur développement pratique, créent la dynamique propre à chaque société. Ils ne considéraient pas que le monde capitaliste se divisait en une " partie qui se développe " et une autre qui est " en sous-développement ". Pour eux, l’impérialisme et la dépendance étaient deux forces de la même pièce, la partie sous-développée ou dépendante étant réduite à un rôle passif déterminé par l’autre partie.

Ils considéraient également que le rôle des sociétés multinationales était devenu central. Mais ils percevaient, plus justement, qu’elles investissaient de plus en plus dans l’industrie produisant pour le marché intérieur et que le combat pour l’industrialisation devenait de plus l’objectif du capital étranger. Ainsi la dépendance et l’industrialisation cessaient d’être contradictoires et une voie de " développement indépendant " devenait concevable, au moyen pour certaines régions de la périphérie.

Ils arrivaient cependant à la conclusion qu’un tel développement correspondrait à une définition nouvelle des liens de dépendance mais bénéficierait principalement aux catégories à revenus élevés, ce qui aggraverait les disparités de la distribution des revenus. Ils voyaient alors surgir des obstacles politiques importants sur cette voie de développement. Pour assurer la poursuite de l’industrialisation, ils préconisaient de " profonds changements politico-structurels " dans le sens soit d’une " ouverture du marché aux capitaux étranger  soit d’une orientation radicale vers le socialisme ".

 

Pour terminer, il est important de souligner que l’approche de la dépendance s’est ensuite répandue en dehors de l’Amérique latine. Samir AMIN est celui qui a apporté la contribution la plus importante à l’approche de la dépendance en Afrique, dès 1970. En Asie, le débat sur la dépendance de type latino-américain est demeuré à peu près inexistant. On peut cependant citer l’analyse de BARAN sur l’Inde.

    1. Le marxisme

La première étude importante d’inspiration marxiste parue après la guerre sur les pays sous-développés a été celle de BARAN, publiée en 1957. Sa thèse consistait à dire que la principale cause du sous-développement contemporain résidait dans le transfert du surplus économique des pays pauvres vers les pays riches, thèse reprise par de nombreux adeptes de la dépendance. On a souvent estimé, du côté des économistes non marxistes, que le concept de transfert international du surplus économique constituait l’apport principal du marxisme à la réflexion sur le développement dans la période d’après guerre. Par ailleurs, ces auteurs attribuent souvent aux marxistes la thèse selon laquelle les pays capitalistes riches sont responsables de la pauvreté et du sous-développement du Tiers Monde.

Après avoir rappelé rapidement les fondements historiques des théories sur le développement des marxistes, nous aborderons les deux retournements que l’on a pu observer dans la pensée marxiste à ce sujet.

 

 

 

 

MARX a peu écrit sur les régions attardées du globe. Il s’est borné essentiellement, à propos des pays " en développement " actuels, a une critique superficielle de ce qu’il appelait le " mode de production asiatique " (en Inde et en Chine, il notait la stagnation des organisations sociales autochtones et son effet de freinage sur l’évolution historique de ce pays) ainsi qu’à certaines observations sur le rôle des colonies dans le développement du capitalisme en Europe. Sur ce dernier point, il soulignait l’importance de " l’accumulation primitive ", c’est à dire du pillage des richesses qui, notamment en Amérique latine, stimulait la demande de produits manufacturés des puissances coloniales et donnait une impulsion très importante à l’industrialisation et à l’accumulation capitalistes en Europe (notamment en Grande-Bretagne). Par ailleurs, il mettait en évidence l’exportation par l’Europe vers les colonies de produits manufacturés faisant concurrence, souvent à meilleur prix malgré des frais de transport élevés et des coûts de main-d’œuvre bien supérieurs, à l’artisanat local handicapé par l’emploi d’équipements rudimentaires.

Tout en condamnant les méthodes brutales et l’hypocrisie du colonialisme, MARX le considérait comme un facteur de progrès dans la mesure où il détruisait les structures pré-capitalistes, il augmentait les forces productives et opérait une socialisation du travail. Il considérait même le colonialisme comme une étape nécessaire au développement des sociétés attardées. Il pensait aussi que le capitalisme reproduisait dans toute société où il pénétrait son dynamisme et sa capacité d’expansion, sur le modèle de ce qui se passait sous ses yeux aux Etats-Unis et qui allait se produire, selon lui, en Inde. Les pays attardés souffraient, à son sens, " non seulement du développement de la production capitaliste mais aussi du caractère incomplet de ce développement ". Sa conclusion étant que " le pays plus développé sur le plan industriel fournit seulement au pays moins développé l’image de son propre avenir ".

Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle et surtout au début du XXème siècle que l’analyse marxiste de la dynamique du capitalisme a été élargie au concept d’impérialisme, c’est-à-dire d’impérialisme capitaliste. C’est alors que les marxistes ont porté leur attention sur les questions du développement capitaliste dans les sociétés moins développées et de développement inégal, c’est-à-dire de la coexistence de phénomènes de développement et de sous-développement à l’échelle mondiale.

Les théoriciens " classiques " de l’impérialisme, notamment LENINE, ont continué, comme MARX, à considérer l’expansion du capitalisme essentiellement comme un facteur de progrès pour les sociétés pré-capitalistes. Ils ont toutefois mis en lumière les difficultés que présentait une industrialisation " à retardement ", soulignant le rôle ambigu joué par le capital étranger dans les économies sous-développées et la capacité considérable de survie dont y faisaient preuve des structures pré-capitalistes. Certains auteurs ont nuancé l’analyse marxiste en signalant les limites imposées au développement du capitalisme dans les pays moins développés par les impératifs des pays avancés.

Le premier retournement, en ce qui concerne les effets de l’impérialisme sur le développement des sociétés pré-capitalistes a été l’œuvre d’Otto KUUSINEN en 1928, lors du 6ème congrès mondial du Komintern. Il y a fait valoir que les progrès attendus du capitalisme dans les pays colonisés et " semi-colonisés " ne s’y manifestaient pas, en dépit de l’augmentation des investissements étrangers. Selon lui, "le pouvoir impérialiste dominant, lorsqu’il a besoin d’un appui au sein de la société, s’allie d’abord et surtout avec les classes dominantes de l’ancien système pré-capitaliste, à savoir la bourgeoisie féodales de négociants et de prêteurs d’argent, contre la majorité du peuple ".

Ce retournement de la position marxiste " classique ", selon laquelle l’expansionnisme capitaliste constituait un facteur de progrès pour les économies sous-développées, a été le précurseur direct de ce que l’on a appelé "  l’école du sous-développement ". Cette école incluait BARAN, le courant du développement du sous-développement, de l’école de la dépendance, les théoriciens de l’échange inégal.

KUUSINEN a émis l’idée d’un développement inégal à l’échelle globale, en observant que l’impérialisme britannique entravait le développement industriel de l’Inde. Il soutenait que dans le système capitaliste, " le développement de certains pays s’effectue au prix de la souffrance et de la misère des peuples de certains autres pays " et que " la colonisation rendait possible le développement rapide du capitalisme en occident ".

L’analyse de KUUSINEN des obstacles au processus d’industrialisation des économies moins développées créés par l’impérialisme mettait l’accent sur l’alliance formée par le capital étranger à la recherche d’un appui local avec les élites traditionnelles qu’il appelait les " oligarchies féodales ". Selon lui, cette alliance entre impérialisme et féodalisme empêchait la naissance d’une " bourgeoisie nationale ".

Cette thèse, qui a guidé nombre de partis communistes du Tiers Monde, impliquait du point de vue politique, que le combat contre le féodalisme constituait un stade nécessaire de toute stratégie progressiste. Cela impliquait souvent la constitution de larges alliances visant à promouvoir des " révolutions bourgeoises nationales ". Mais dans les pays politiquement indépendants (notamment en Amérique latine), la capacité de développement de la bourgeoisie nationale naissante était souvent considérée aussi comme dépendant de son aptitude à s’affirmer politiquement face à l’alliance " impérialisme-féodalisme "

Pendant les années 70, l’école du sous-développement a fait l’objet de sévères critiques de la part de marxistes dont les thèses étaient plus proches des positions " classiques " de MARX et de LENINE. De plus, ces années ont été marquées par des changements considérables de l’économie mondiale. En effet, dans la région de l’OCDE, la croissance soutenue a cédé la place à une croissance ralentie, à la stagflation, au chômage.

Dans le contexte Nord-Sud, la compétition croissance entre les pays de l’OCDE pour l’accès aux marchés et aux matières premières a entraîné une évolution des termes de l’échange dans l’ensemble favorable aux pays moins développés. Dans le Tiers Monde, on enregistrait même une accélération de 20 % du taux de croissance du PIB dans les années 70 alors que l’OCDE enregistrait une chute de plus de 30 % .

C’est dans ce contexte qu’a eu lieu le second retournement. On peut résumer la critique marxiste de l’école du sous-développement en deux points essentiels :

 

 

CONCLUSION

 

Nous venons de voir au travers des deux principaux courants, les orthodoxes et les hétérodoxes, que la prise en compte de l’intérêt général et du bien-être social est très récente dans la pensée économique.

Les premiers théoriciens du développement pensaient, un peu facilement, que le processus de développement peut s’appliquer à tous les pays et à toutes les périodes et que la croissance économique allait de paire avec le développement général de la société.

Le courant hétérodoxe, à l’inverse, repose sur des observations empiriques, ce qui lui confère plus de réalisme. Le structuralisme et le courant de la dépendance, issus directement des pays en développement, proposent des solutions plus appropriées pour réduire la pauvreté et les inégalités au sein de leur

Pays.

 

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